Le 26 juillet 2012, Mario Draghi, alors intronisé président de la Banque centrale européenne, prononçait un discours mémorable et promettait que sous sa direction, la BCE ferait tout pour sauver l’euro. L’expression « Whatever it takes » – le « quoi qu’il en coûte » – est depuis devenue à la mode. Même si, une fois de plus, Rome est sens dessus dessous, les pays du sud de la zone euro profitent encore de cette promesse. Mario Draghi a-t-il ouvert la voie du succès voilà dix ans ? Et comment l’histoire de la politique monétaire va-t-elle évoluer ? Quatre thèses sur le comportement futur des banques centrales…
En 1937, l’écrivain autrichien Robert Musil, auteur de L’homme sans qualité, donna une conférence sur la bêtise. D’un manuel de psychiatrie, il cita alors l’exemple d’une femme qu’il qualifiait d’« imbécile ». « Une servante quelque peu nigaude pensait que lui demander de remettre ses économies à la caisse d’épargne où elles porteraient intérêt était une mauvaise plaisanterie. Personne ne serait assez bête pour payer quoi que ce soit à la caisse d’épargne pour garder son argent ! »
Il ne faut jamais sous-estimer la créativité des banques centrales
Musil donne ainsi l’une des plus anciennes allusions à l’éventuelle possibilité de taux d’intérêt négatifs. Ce qui, il y a plus de cent ans, n’était possible et correct que dans l’esprit d’une « folle » (qui aurait dû payer quelque chose pour placer son argent auprès de la caisse d’épargne) est devenu une réalité grâce à l’inventivité des banques centrales.
Mais avant même l’introduction des taux négatifs, les banques centrales ont fait preuve d’une grande créativité dans la réorientation constante de leur politique monétaire.
Après le désastre de la stagflation dans les années 1970, la plupart des banques centrales se sont progressivement détournées de la régulation de la masse monétaire pour privilégier un objectif d’inflation. L’approvisionnement en liquidités du système financier devait être guidé par un taux d’inflation prévisible. L’astuce a très bien fonctionné, notamment grâce à l’évolution désinflationniste après la chute du Rideau de fer. De manière générale, la crise financière de 2008 et la crise de la dette européenne qui a suivi ont exigé une grande créativité de la part des banques centrales. Depuis, l’expansion quasi illimitée des bilans des banques centrales, les taux de change planchers et les taux d’intérêt négatifs font partie des instruments de la politique monétaire.
C’est à Mario Draghi que revient le chef-d’oeuvre de la créativité : en 2012, lors de son célèbre discours, il annonçait comme seule mesure un programme de politique monétaire, connu sous le nom d’OMT (Outright Monetary Transactions), ou opérations monétaires sur titres. Ainsi, l’eurosystème pouvait effectuer des achats illimités d’obligations à court terme des Etats de la zone euro. Le plus étonnant, c’est que cet instrument n’a jamais été utilisé depuis. Mario Draghi a donc résolu la crise de la dette, avec une simple annonce, pendant au moins dix ans. Un bel exemple de l’inventivité des banques centrales qui, lors de tous leurs changements de cap et extensions de leur boîte à outils, ne sont pas toujours très attentives aux principes et aux annonces passés.
Les banques centrales ont la mémoire courte
En mars 2020, au plus fort de la pandémie, Christine Lagarde déclarait qu’il ne faudrait pas compter sur la BCE pour réduire la prime de risque des emprunts d’Etat italiens. Les derniers débats sur le nouveau programme de la BCE pour lutter contre la fragmentation ont rappelé à tout le monde que Mario Draghi avait implicitement fait exactement cette promesse. Ce qui nous amène à la troisième thèse et à l’indépendance de la politique monétaire par rapport à la politique budgétaire.
La fusion des politiques monétaire et budgétaire est un fait
Nous avons étudié le comportement de vingt-sept banques centrales dans le monde entier, qui s’étaient toutes fixé un objectif d’inflation. Dans l’ensemble, on peut dire que la lutte contre l’inflation a été menée avec une trop grande hésitation. La thèse d’une fusion de plus en plus marquée des politiques monétaire et budgétaire semble donc solide, du moins pour les économies développées.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Depuis la crise financière de 2008, la ligne de démarcation entre politique monétaire et politique budgétaire est devenue floue. Les banques centrales utilisent leur bilan en faveur de mesures non conventionnelles de politique monétaire afin d’influencer la structure des taux sur l’ensemble de la courbe. Les banques centrales se voient ainsi accusées de soutenir un système de répression financière. Il s’agit ici d’un ensemble de mesures réglementaires et monétaires visant à garantir que les Etats trouvent des investisseurs pour leurs titres de créance et que la charge d’intérêts de ces dettes reste la plus faible possible, voire négative, en termes réels.
En dépit de toutes les critiques, il n’y a pas que pendant la crise des subprimes aux Etats-Unis et celle de la dette en Europe que la Fed et la BCE ont été les seules institutions capables d’éviter l’effondrement du système financier ou de l’euro grâce à leur inventivité. Lorsque la pandémie a éclaté, ce sont à nouveau les banques centrales qui ont communiqué des mesures de soutien économique.
Les banquiers centraux sont devenus victimes de leur succès. Depuis, ils sont sous les projecteurs. Leurs capacités à résoudre les problèmes économiques sont aujourd’hui considérées comme quasiment infinies. En conséquence, les convoitises vis-à-vis des banques centrales se sont accrues. Même si faire tourner la planche à billets de manière illimitée semble attrayant pour résoudre des problèmes politiques complexes, les responsables politiques doivent veiller à ce que les banques centrales puissent continuer de remplir leur mandat initial. En effet, notre système monétaire repose sur une politique monétaire crédible, efficace, orientée vers la stabilité des prix. Tant qu’il en sera ainsi, la dernière hypothèse ci-dessous restera valable.
La seule monnaie numérique qui a un avenir est une cryptomonnaie émise par une banque centrale
Un instrument de la boîte à outils de la répression financière est l’interdiction de se soustraire au système monétaire réglementé Fiat. Cela permet d’éviter l’émergence d’une monnaie parallèle. Au siècle dernier, il était interdit aux citoyens américains de détenir de l’or physique entre 1933 et 1974. Si au siècle dernier, on se préoccupait de ce remplacement physique de la monnaie, on se focalise aujourd’hui sur les produits de la concurrence numérique.
Les banques centrales et les autorités de surveillance feront deux choses dans les années à venir en ce qui concerne les devises numériques. Primo, elles continueront à les réglementer. Prenons l’Inde où chaque transaction depuis une cryptomonnaie vers le système financier ordinaire est soumise à une taxe. Les instruments de répression financière restent donc aussi efficaces à l’ère des cryptos qu’à l’époque de l’interdiction de détention de l’or. Secundo, les travaux sur l’introduction d’une cryptomonnaie émise par les banques centrales se poursuivent. Ces dernières ont elles aussi compris que l’avenir résidait dans le numérique. Des centaines de millions de personnes n’ont pas accès à un compte bancaire. Pour elles, les applications numériques sont un moyen de participer à un système financier, y compris d’accéder au crédit. Les banques centrales testent désormais l’émission de cryptomonnaie. Quoi qu’il en soit, il ne faut jamais sous-estimer l’inventivité des banques centrales, même en termes de cryptomonnaie. Pour conclure, revenons dix ans en arrière, sur le discours prononcé à Londres par Mario Draghi. La promesse du « Whatever it takes » reste gravée dans nos mémoires. Mais du point de vue actuel, et dans les débats portant sur le comportement futur des banques centrales, c’est la phrase prononcée juste après par Mario Draghi qui est encore plus importante. A savoir, la promesse suivante : « And believe me, it will be enough » (« Et croyez-moi, ce sera suffisant », ndlr).